If Only

2020

En 2018, ZOO fêtait les 20 ans de la compagnie avec How to proceed. Les artistes y partageaient avec générosité un aperçu de la fabrique de leur travail. Mais cachée derrière l’apparente célébration collective de cet événement, une part d’ombre semblait déjà avoir pris racine. Dans cette précédente création une angoisse latente faisait quelques apparitions furtives mais se diluait dans l’esprit d’apparence festif du projet. « Je me questionnais beaucoup sur ma vie personnelle et professionnelle, sur l’industrie de la danse, sur l’état du monde dans lequel je vivais. » déclare Thomas Hauert. Affecté par un climat délétère, entre crise écologique, économique, migratoire et politique, ces préoccupations ont continué à infuser les réflexions du chorégraphe, déplaçant ses recherches et sa pratique vers d’autres centres d’intérêts. En témoigne aujourd’hui sa nouvelle création If Only qui porte dans son essence ce sentiment désenchanté.

Deux ans après How to proceed, le chorégraphe revient avec une proposition audacieuse, qui donne une nouvelle direction au travail de la compagnie. Les aficionados seront sans doute désorientés par cette proposition inédite, qui fait résolument rupture avec la dynamique caractéristique de l’univers de ZOO. Thomas Hauert, Liz Kinoshita, Sarah Ludi, Federica Porello, Samantha Van Wissen et Mat Voorter, visages emblématiques de la compagnie et complices de précédents projets, révisent ainsi les règles de leur propre travail. La confiance et liberté sans cesse renouvelée au gré des projets est d’ailleurs l’un des fers de lance de la compagnie : le travail collectif et collaboratif est toujours au centre du processus de création. Réorganiser l’ADN de ZOO n’aurait pu se faire sans l’aide précieuse et connaisseuse de cette équipe.

Pris dans un flux continu d’agitations, le besoin de ralentir la cadence s’est donc fait sentir. Après avoir chorégraphié ces dernières années des pièces à l’énergie débordante et épuisante, un lâcher-prise s’imposait : cette nouvelle recherche s’attache ainsi à explorer d’autres formes de présences et de matières dépouillées et dépourvues d’un éventuel potentiel attractif qu’on peut attendre de la danse aujourd’hui. A rebours du consumérisme et de la vitesse omniprésente dans nos vies, les corps ralentissent, deviennent lâches, hésitants, libérés de leur injonction à l’efficacité… Se réapproprier le temps, trouver de nouvelles échelles de virtuosité et développer une slow danse sont autant de rudiments qui ont alimentés le chantier d’If Only.

Sur scène les interprètes cohabitent avec Thirteen Harmonies, œuvre de John Cage enregistrée pour cette nouvelle création par le violoniste Wietse Beels et la claviériste Lea Petra sur un Fender Rhodes. Thirteen Harmonies est une retranscription pour violon et clavier (réalisée par Roger Zahab en 1985) d’une plus grande œuvre de John Cage intitulée Apartment House 1776. Commande de plusieurs orchestres américains pour le bicentenaire de l’indépendance des États-Unis en 1976, Apartment House 1776, interprété par des musicien·ne·s et des chanteur·se·s représentant les membres des communautés cohabitant aux États-Unis il y a plus de 200 ans (Protestant·e·s puritain·e·s, Juif·ve·s sépharades, Amérindien·ne·s et Afro-américain·ne·s), s’appuie sur 44 œuvres musicales de compositeurs coloniaux. Loin de l’optimisme naïf et de la foi inébranlable (en dieu, en soi et en la conquête des terres américaines) que respirent les hymnes originaux aux accents liturgiques, les sonorités des Thirteen Harmonies deviennent à la fois reconnaissables et étranges, hantées par des silences mystérieux. Elles évoquent l’hésitation, le doute, la vulnérabilité, le regret.

Dans ces compositions aléatoirement déstructurées issues d’un procédé de filtrage formel et chaotique, John Cage arrive à transmettre, par une expérience sensorielle, une attitude sceptique envers l’histoire qui est inséparablement liée à la musique de l’époque des pionniers. L’esprit colonial, la violence contre les peuples indigènes, une nation bâtie sur le travail des esclaves : un regard critique et franc sur le passé est implicitement présent dans la musique et fait entendre les fragments des compositions originales comme des vestiges d’une vision égarée. Au lieu de célébrer un passé glorieux, Cage propose une transparence qui laisse entrevoir d’autres faces de l’histoire ordinairement passées sous silence.

Parmi les différentes pistes qui ont initié cette nouvelle trajectoire, deux sont révélatrices des réflexions qui innervent la pensée de Thomas Hauert : Le monde d’hier de l’écrivain Stefan Zweig, qui regarde avec désespoir le passé et les changements qui sont en train d’opérer dans la société européenne des premières décennies du XX siècle. Ce livre sera d’ailleurs son dernier, car l’auteur se suicida après avoir posté son manuscrit à son éditeur. Un travail de numérisation du fonds d’archives vidéo de la compagnie a été aussi l’occasion de se pencher sur les « danses du passé » et les traces qu’il en reste dans la mémoire et/ou le corps des danseur·se·s. Pendant les répétitions, au cours d’une conversation, une danseuse compare ce travail à des « ruines de danse ». Cette allégorie saisit avec clarté les intentions de la chorégraphie : une succession de fragments ponctuées de vides, de gestes suspendus dans leurs élans, inaboutis, avortés. Ces fragments et ces réminiscences des danses passées surgissent malgré tout dans les corps oscillants, entre apparition et disparition, entre la nécessité de communiquer et le repli intérieur.

Au plateau, les six silhouettes affichent une palette grisée, loin des figures bariolées caractéristiques des spectacles de Thomas Hauert. En passant à travers le filtre de la mélancolie, If Only a perdu la couleur d’un idéal, comme l’image fanée d’un souvenir lointain. Les vêtements de typologie quotidienne que portent les danseur·se·s donnent l’impression de traîner avec eux une histoire funeste, le tissu au lustre trouble et aux nuances incertaines semble s’être éteint. Une danse « de l’après » se dessine délicatement au centre d’une architecture arachnéenne (conçue par Chevalier-Masson) qui évolue au gré des manipulations des interprètes. Reliés à deux speakers mobiles, plusieurs fils rejoignent des sculptures modulables aux formes moléculaires. Suspendu de part et d’autre des corps, ces légers filets tentaculaires s’étirent et se rétractent comme les articulations d’un végétal au squelette longiligne et angulaire. Au milieu de ce subtil dispositif symbiotique, une nouvelle échelle d’attention érige notre regard sur l’écriture minutieuse du mouvement et la fragilité des corps solitaires. Révélés par la transparence de la musique de Cage, chaque geste et élan deviennent de micro événements, ponctués par des étreintes aléatoires qui surviennent comme de possibles promesses d’espoirs.

Si le chorégraphe ne cache pas son pessimisme sur notre monde à venir, If Only semble cependant vouloir attiser l’instinct de vie qui surgit malgré la résignation de l’esprit. Une lueur se détache et émerge de cette sombre accalmie. Dans Survivance des lucioles (2009), le philosophe Georges Didi-Huberman écrivait qu’il ne tenait qu’à nous de ne pas voir disparaître ces précieuses « lucioles », ces lueurs dans la nuit auxquelles on se raccroche pour avancer. « Nous devons (…), dans la brèche ouverte entre le passé et le futur, devenir des lucioles et reformer par là une communauté du désir, une communauté de lueurs émises, de danses malgré tout…». Une forme de résilience émerge à travers cette danse funèbre : un geste obstinément lumineux donc, malgré tout.

Wilson Le Personnic

Concept & direction Thomas Hauert
Créé & interprété par Thomas Hauert, Liz Kinoshita, Sarah Ludi, Federica Porello, Samantha Van Wissen, Mat Voorter
Musique Thirteen Harmonies (1985), John Cage et autres musiques enrégistrées (en cours)
Interprétation musicale, voix Lea Petra (Keyboard), Wietse Beels (Violon)
Son Bart Celis
Scénographie Chevalier-Masson, Bert Van Dijck, ZOO
Lumière Bert Van Dijck
Costumes Chevalier-Masson
Confection costumes Isabelle Airaud
Production ZOO/Thomas Hauert, DC&J Creation
Coproduction Théâtre les Tanneurs, Bruxelles (BE) / Charleroi danse, Centre Chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles (BE) / Festival de Genève – La Bâtie (CH) / Centre Chorégraphique National d’Orléans – direction Maud Le Pladec (FR)
Soutiens Fédération Wallonie-Bruxelles – Service de la danse / Pro Helvetia – Fondation suisse pour les arts / Ein Kulturengagement des Lotterie-Fonds des Kantons Solothurn / Wallonie-Bruxelles International / Tax-shelter du gouvernement fédéral belge

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