Des instantanés sans aucun cliché
Thomas Hauert a présenté sa dernière création, Modify, au Théâtre de la Ville.
Difficile d\'imaginer scénographie plus efficacement déterminée que celle de Modify, pièce de Thomas Hauert.
Pourtant, de cette raideur émane un troublant pouvoir de fascination. Il en va tout autant de la danse des six interprètes et de la composition chorégraphique. Tout y semble implacablement méthodique, ordonné et sophistiqué. Mais - on peut savoir sans pouvoir expliquer -, averti le chorégraphe. En effet, comment expliquer l\'étrangeté peu à peu hypnotique d\'un déroulé très élaboré de postures brouillées, de déplacements flottants, d\'équilibres foisonnants ? Cela électrise l\'œil, agace la pensée, et rend délicieusement stupéfiant un principe maîtrisé de modification permanante. Et on sait qu\'il y a là du grand art.Thomas Hauert et sa compagnie Zoo viennent à Lyon pour la première fois avec Modify et il s’agit là d’une véritable découverte, une recherche incroyable sur le mouvement qui nous plonge dans une lecture de la danse profondément jouissive !
La Suisse est un important vivier d’artistes dans de nombreux domaines, aussi pour mieux faire connaître l’originalité et le dynamisme de la création helvète actuelle, plusieurs institutions suisses ont créé cet événement nommé La Belle Voisine, avec une programmation qui va se balader jusqu’au 31 mars dans de nombreux lieux culturels de la région Rhône-Alpes, en échange de quoi, la Suisse accueillera de la même manière, des artistes de la région. C’est dans ce cadre que Thomas Hauert (artiste suisse-allemand) et sa compagnie Zoo viennent à Lyon pour la première fois, même si aujourd’hui, ils vivent à Bruxelles. Et quel choc ! Présenté à Paris au mois de décembre, ce spectacle fait figure d’ovni dans la programmation de la Maison de la Danse tant le travail présenté va à l’encontre de ce que l’on a l’habitude d’y voir. Modify a une scénographie simple. Une photo, celle d’une chambre, une pièce traversante qui part d’une fenêtre et s’élargit en entonnoir pour s’ouvrir vers nous, sur toute la largeur du fond de scène. Le quotidien d’un lieu, avec des objets posés un peu partout. Des souvenirs, des traces de vie qui se sont accumulées, une mémoire… et le désordre apparent. L’espace au centre est vide et les danseurs ont des costumes bi-faces. D’un côté le blanc, symbole du possible, de l’autre, des surimpressions comme pour nous dire que le corps est fait de couches superposées, d’expériences, qu’il est aussi une formidable mémoire. Depuis plusieurs années, la compagnie est composée pratiquement des mêmes interprètes. Ils se connaissent et expérimentent tous le mouvement à partir d’un important travail d’improvisation, une véritable manière pour eux de décodifier le langage de la danse et d’inventer d’autres mouvements, une autre façon de danser. Et l’idée du spectacle est ici de mettre en relation (ou pas), des musiques très écrites (Schnittke, Hændel et Aliocha Van der Avoort pour l’électro-acoustique) avec des mouvements qui justement ne sont pas pensés mais qui émanent de l’expérience corporelle de chacun des danseurs. Et dès le début de la pièce jusqu’à la fin, notre corps et notre esprit demeurent en état d’éveil, tellement les propositions des danseurs sont nouvelles et surprenantes, tout comme leurs rapports à la musique. On perçoit une structure forte. Celle des lignes, des trajectoires, des déplacements qui sont autant de repères de l’espace, avec lesquels les danseurs s’amusent, dansent, dans une totale liberté et non sous la contrainte d’enchaînements logiques. A l’intérieur, avec ou dans les interstices, les corps se disloquent, sont en vibration ou dans une fluidité qui peut se rompre de manière inattendue. Les corps peuvent se casser, lancer des mouvements brusques au sol comme à la verticale mais ils peuvent onduler en prenant le temps de s’arrêter, pour nous emmener avec eux dans un champ hypnotique. Corps de traverse, aux postures animales, corps en échappées, corps en tension ou qui lâchent, les compositions sont faites de groupes, de solos, de duos. Rien ne ressemble à ce que l’on a l’habitude de voir. Là où l’on pourrait se dire qu’il n’y pas d’écriture, il y en a une, que l’on croit hésitante, parasitée par des mouvements incongrus ou en décalage complet avec le rythme de la musique. L’écriture est puissamment posée, pour nous donner à voir des pistes et des formes nouvelles, d’autres architectures. Est-ce que leur long travail en amont d’improvisation est le résultat d’une force de groupe omniprésente ? Certainement. On les sent en écoute constante et lorsque les corps se transforment en un magma humain, c’est autant une entité spirituelle que corporelle qui apparaît. Et lorsqu’un solo se crée à côté de ce magma, c’est encore toute la force du groupe, que l’on sent des uns à l’autre. Etonnement vivants, les corps puisent le mouvement de l’intérieur, qui laisse apparaître à la fois l’humanité du danseur mais également le corps comme une matière inépuisable de création. Tout dans ce travail semble être défait pour être refait et aboutir à cette richesse de propositions qui démultiplie notre regard sur la danse et notre imaginaire et qui nous rappelle aussi que notre propre pensée n’est jamais confinée dans une seule ligne directrice, parce que toujours en réception sur le monde autour… Alors non, il ne faut pas rater ce spectacle… parce qu’il est plutôt rare de voir sur scène des danseurs aussi présents, dont on sent une telle implication dans le processus de création.
Martine Pullara